Bien que portée par une explosion des audiences sur les plateformes numériques, l’industrie musicale d’Afrique subsaharienne francophone reste dramatiquement déconnectée de la création de valeur. À l’heure où les artistes locaux font vibrer la planète, leurs revenus demeurent dérisoires, minés par l’inaccessibilité aux modèles de monétisation et un écosystème encore trop fragile. Analyse d’un paradoxe révélateur des limites du numérique dans la région.
Des artistes comme Fally Ipupa, Didi B, Tam Sir ou Kiff No Beat enchaînent les succès sur YouTube, Boomplay ou Spotify, cumulant des centaines de millions de vues. À titre d’exemple, « Le Coup du Marteau » de Tam Sir a dépassé les 139 millions de vues, dont 10 millions rien qu’au Sénégal. Pourtant, pour cette audience massive, l’artiste n’a touché que 971 euros… et 0 euro en Côte d’Ivoire. Le contraste est frappant : en Europe, les revenus pour une telle audience auraient été cinq fois plus élevés. En Afrique francophone, la majorité des pays ne bénéficient même pas du programme de monétisation de YouTube, tandis que ceux qui y accèdent, comme le Sénégal, subissent des grilles publicitaires peu rémunératrices.
Les plateformes internationales considèrent encore l’Afrique francophone comme un marché secondaire. Leurs modèles économiques y sont inadaptés : les revenus par utilisateur y sont très faibles, et les outils de paiement exigent souvent une carte bancaire, alors que le taux de bancarisation dépasse rarement 30 % dans la région. Or, plus de 60 % des transactions locales s’effectuent via le mobile money. Cette déconnexion prive les artistes d’un levier fondamental : la possibilité pour leurs fans de s’abonner légalement à des services comme Spotify ou Apple Music, accentuant le piratage et fragilisant les sources de revenus légitimes.
Pour surmonter cette impasse, plusieurs pistes s’imposent. D’abord, les plateformes doivent adapter leurs services aux réalités africaines : intégration du mobile money, tarification locale, contenu géolocalisé. Ensuite, des accords de monétisation spécifiques doivent être négociés entre les gouvernements, les artistes et les géants du numérique pour garantir un partage équitable de la valeur. Enfin, la connectivité reste un pilier stratégique. Sans 4G généralisée, sans fibre optique étendue, sans infrastructures fiables, la promesse du numérique demeure inaccessible. Il s’agit de permettre un streaming fluide, des concerts en ligne, la vente digitale de billets ou de produits dérivés : autant d’outils de monétisation encore largement sous-exploités.
Le constat est clair : l’Afrique francophone produit du contenu, attire les foules, mais capte peu de valeur. Les artistes locaux, souvent sans capitaux, sont les piliers d’une économie musicale globale… dont ils sont les grands oubliés. Derrière chaque succès, combien d’espoirs brisés par un système qui ne redistribue pas ? Dans son nouvel ouvrage L’économie numérique de l’industrie musicale : Le cas des pays d’Afrique subsaharienne francophone, paru le 26 mai 2025, l’expert Davy Lessouga propose des solutions concrètes pour transformer cet écosystème. L’enjeu est de taille : faire en sorte que l’Afrique ne soit plus un simple réservoir de créativité à bas prix, mais un continent maître de ses ressources culturelles.
À l’heure où les technologies ont abaissé les barrières à la création, l’Afrique francophone a une opportunité historique de capitaliser sur son dynamisme culturel. Mais pour cela, elle doit restructurer son modèle numérique, monétiser localement et investir dans ses infrastructures. Il est temps que ceux qui font danser l’Afrique vivent enfin de leur art.