À quelques kilomètres du barrage hydroélectrique de Nachtigal, les habitants de Ndji et des villages environnants vivent toujours sans accès fiable à l’électricité. Malgré des projets sociaux et des compensations promises, les communautés dénoncent une perte de leurs moyens de subsistance, des promesses non tenues et des compensations jugées dérisoires. Le chantier de développement, estimé à 1,3 milliard de dollars, laisse un goût amer chez ceux qui ont payé le prix de la modernité sans en tirer les bénéfices.
À Ndji, à peine 10 km du barrage de Nachtigal, les fils électriques pendent dangereusement entre des poteaux de fortune. L’électricité y est instable, marquée par des coupures fréquentes. « La tension n’est pas bonne. On fait face à des coupures tout le temps », déplore Wilfried Eyebe, pêcheur et coordinateur d’une association locale. Une situation paradoxale, alors que 30 % des besoins en énergie du Cameroun sont désormais couverts par les 420 MW produits par le barrage de Nachtigal, entièrement injectés dans le Réseau interconnecté sud (RIS). Malgré cette contribution majeure à la production énergétique nationale, Ndji, tout comme d’autres villages riverains, continue de s’éclairer au bois, principale source d’énergie domestique.
Des compensations insuffisantes
Les populations locales estiment avoir été sacrifiées au nom du progrès. Le chef du village Olembé, Bruno Bikele Ambomo, porte-parole des sableurs de Batchenga, affirme : « Ils nous ont payé des compensations pour six mois, soit 6,6 millions de francs CFA, alors qu’ils vont exploiter le barrage pendant 35 ans. C’est de la duperie ! » Avant la construction du barrage, Batchenga comptait 22 carrières de sable actives. Aucune n’a obtenu un contrat de sous-traitance avec la NHPC, la société gestionnaire du barrage. Les jeunes diplômés du coin, eux, peinent à être recrutés par la société. « Nous ne bénéficions rien du barrage », martèle le chef traditionnel.
Pêche en voie de disparition
Les pêcheurs, autrefois dépendants du fleuve Sanaga, voient leur activité s’effondrer. Les poissons se font rares dans le réservoir de NHPC, censé servir de plan de pêche aménagé. En guise de compensation, ils ont reçu un total de 2,7 millions de francs CFA depuis 2019, somme qu’ils jugent dérisoire. Wilfried Eyebe, également porte-parole des pêcheurs dans le processus de médiation, affirme : « Dès qu’on aura définitivement constaté que ce plan pêche n’est pas prometteur, on va se réunir pour exiger de nouvelles compensations. »
Médiation opaque et insatisfactions persistantes
En 2022, les communautés ont déposé une plainte contre NHPC auprès des bailleurs de fonds. Une médiation a été imposée. En mai 2024, un accord dit « total et définitif » a été signé entre NHPC et les communautés, mais son contenu est resté confidentiel. Danielle Mba, de la plateforme IFI Synergy qui a soutenu la plainte, regrette que la situation des pêcheurs ait été isolée du processus global : « Nous aurions souhaité que tous les problèmes soient résolus lors de la médiation. » Une nouvelle évaluation des impacts est désormais en cours, confiée au cabinet français Artelia Group.
Les bailleurs face à leurs responsabilités
La Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque mondiale, principaux bailleurs du projet, assurent avoir respecté leurs normes sociales et environnementales. La BEI souligne la mise en place d’un plan de gestion de la pêche et d’un mécanisme de réclamation. Toutefois, les effets du barrage sur la faune piscicole en amont de la Sanaga, minimisés par les bailleurs, sont vivement dénoncés par les riverains. La Banque mondiale affirme de son côté surveiller les incidents liés aux projets qu’elle finance, tout en soutenant que les mécanismes de règlement mis en place par NHPC sont conformes à ses exigences.
Le barrage de Nachtigal incarne les paradoxes du développement énergétique en Afrique : produire pour les centres urbains tout en marginalisant les communautés rurales. Si le Cameroun a franchi un cap dans sa transition énergétique, la fracture sociale et environnementale qu’il laisse dans son sillage soulève une question cruciale : pour qui produit-on l’énergie ?