Annoncée il y a déjà 16 mois, la renationalisation d’Eneo continue de battre de l’aile. Une situation monotone qui conduit peu à peu le secteur de l’électricité dans l’agonie totale, renforçant ainsi la place de l’obscurité qui s’est fait roi auprès des ménages camerounais.
Considéré comme un secteur de souveraineté dans la plupart des pays au monde. Le segment de l’électricité au Cameroun se trouve à l’épreuve des investisseurs étrangers, toute chose qui remet en cause l’exécution de nombreux projets. Selon les experts, plusieurs raisons militent à date pour nationaliser à nouveau Eneo. À travers cette opération, l’Etat du Cameroun pourrait accroître son patrimoine et renforcer son indépendance énergétique. En effet et selon les estimations, le paiement des factures et autres services connexes génèrent plus de 30 milliards de Fcfa par mois à Eneo. Un montant conséquent qui pourrait rentrer directement dans les caisses du Trésor public, si et seulement si l’Etat camerounais avait le monopole total des actifs d’Eneo.
Au moment où il est recommandé aux acteurs industriels de réduire leur consommation afin de procéder à des rationnements de l’énergie électrique. Il devient impératif de reprendre Eneo, car l’intérêt économique du Cameroun est en jeu. À titre d’illustration, la Compagnie camerounaise de l’aluminium (Alucam), unique producteur d’aluminium dans la zone Cemac, a terminé l’année 2023 dans le rouge. Selon les états financiers consultés, l’entreprise publique a enregistré une perte de 23,6 milliards de FCFA au cours de la période sous revue, soit une augmentation vertigineuse de 237,14% par rapport à l’exercice précédent, où les pertes s’élevaient à 7 milliards.
Dans un contexte de forte tension sociale marqué par la résurgence des plaintes et la recrudescence des délestages, nationaliser la compagnie électrique du pays contribuera au renforcement de la puissance publique. Grâce à ce mécanisme, de véritables projets de développement du secteur pourra être mis en œuvre, tout en accélérant la montée en puissance des énergies renouvelables.
De la Sonel à Aes Sonel : la grande désillusion
Le contexte général de la privatisation de la Sonel s’inscrit dans le cadre d’une politique initiée sous la pression des bailleurs de fonds multilatéraux du Cameroun en 1995. Ceci aux lendemains de la grande récession qui a frappé l’économie mondiale et surtout les fragiles systèmes africains. La société nationale d’électricité camerounaise a été rachetée, le 18 juillet 2001 par le groupe américain AES Sirocco pour une durée d’exploitation de vingt ans.
Largement sinistrée, la Sonel faisait face à des problèmes de gestion, plaintes de clients sur la qualité du service, problème de maintenance des installations…Etc. Pour payer ce rachat, la société américaine va débourser 53 milliards de FCFA. Mais seuls 23 milliards, grâce à la vente de 1 680 000 actions, sont censés remplir les caisses de l’Etat. Les 30 milliards restants devraient être réservés, selon la convention de concession, à un prochain doublement du capital social.
Dans sa feuille de route, la structure désormais appelée Aes Sonel « s’engage à installer 68 000 nouveaux branchements chaque année et à investir 1 000 milliards de FCFA au bout de cinq ans. Cet investissement devrait permettre d’entretenir le matériel existant et de construire de nouveaux barrages hydroélectriques », confiait à l’époque des faits, Mark Miller, le tout premier directeur général. L’arrivée de l’américain Aes au Cameroun est perçue comme la recette miracle pour réduire, voire stopper les délestages et relancer une entreprise publique à la traîne.
Courant 2010, la relation entre Yaoundé et la société américaine commence à s’effriter. Bien que plusieurs directeurs généraux soient passés par là jusqu’à la nomination du camerounais Jean David Bilé. Sur le terrain, les problèmes d’antan resurgissent. Outre le pari d’avoir capté une production de 1238 MW à fin 2012, Aes imprime ses débuts avec plus de délestages que par le passé et des augmentations des prix du kilowattheure, ce qui amplifie la grogne au sein de la population. Dès le 1er juin 2012, des clients vont observer sur leur facture une hausse de 7% pour les clients de basse tension et de 8,2% pour les consommateurs non domestiques. À cet effet, ceux utilisant l’énergie électrique basse tension à domicile et dont les consommations mensuelles sont comprises entre 111 Kwh et 400 Kwh vont désormais débourser 79 FCfa pour payer le kilowatt d’électricité au lieu de 70 FCfa comme l’indiquait la grille tarifaire de 2008. Ceux qui consomment chaque mois entre 401 Kwh et 800 Kwh payeront pour chaque kilowatt 94 FCfa au lieu de 80 FCfa, tandis que les consommateurs utilisant au-delà de 801 Kwh payeront 99 FCfa au lieu de 85 FCfa. Par contre, les tarifs des consommations inférieures ou égales à 110 kwh restent inchangés à 50 FCfa.
Au fort des tensions subsistantes, l’américain affiche l’intention de s’en aller fin 2013, en vertu des dispositions du contrat de concession signé en 2001, lequel stipulait que « le concessionnaire peut librement vendre ses parts quand il le désire ». À son départ du Cameroun, et malgré des problèmes de recouvrement, le groupe assure avoir investi 630 milliards de Fcfa en 12 ans pour plus de 400 000 nouveaux abonnés.
De Aes Sonel à Eneo Cameroon : la gangrène totale
Le 23 mai 2014, la société américaine officialise la reprise de l’ensemble des actifs de son groupe au Cameroun (AES Sonel, Kpdc et Dpdc) par le fonds d’investissement britannique Actis LLP. Racheté pour un montant global de 220 millions de dollars (environ 135 milliards de FCfa), Eneo Cameroun dévoile sa feuille de route autour de cinq axes majeurs notamment la continuité du service, l’investissement, la performance opérationnelle, la concentration des efforts à l’endroit du management et des employés et un niveau optimal de gouvernance, indiquait David Grylls, représentant du fonds d’investissement. Dans son approche globale, Eneo Cameroon ambitionne de relever le secteur, sa volonté est de recourir aux meilleures technologies disponibles pour optimiser et accroître l’efficacité énergétique de son parc de production. Avec le plan d’investissement, Eneo Cameroon indique qu’il va concentrer ses efforts sur la qualité de service, en particulier sur des défis comme celui des supports en bois, de la surcharge des câbles et des transformateurs, etc.
L’électricien Eneo, filiale du Britannique Actis, a doté l’ensemble du système électrique camerounais d’un apport de 130 MW. En effet, l’effort d’investissement d’Eneo Cameroon dans la production a permis de doter le pays de capacités nouvelles, soit 50 MW au gaz à Logbaba Douala, la réhabilitation des ouvrages qui a favorisé des gains de disponibilité de 15 MW à la Centrale d’Edéa, et +33 MW à la Centrale de Limbé, portée à 84 MW etc.
Depuis 2014, l’entreprise a branché 315 000 nouvelles familles et industries. A la fin du mois de juin 2017, les énergies non fournies étaient en baisse de 31% par rapport à la même période en 2016. Malgré une main-d’œuvre estimée à 3 700 employés et un portefeuille de plus de 1 million 150 000 clients, les délestages persistent et les plaintes s’accentuent.
Rachat des parts d’Actis ou la parole ignorée de Paul Biya
Mis en place depuis septembre 2023, le comité interministériel continue d’entretenir le flou sur les tractations pour le rachat des 51% des parts du britannique Actis. Le 22 novembre 2023, Louis Paul Motaze, président dudit affirmait, « Nous entrons véritablement dans les négociations parce qu’un gros travail a déjà été fait, et nous avons déjà suffisamment d’éléments qui peuvent fonder la négociation avec Actis. Cela suppose qu’il y a des positions qui peuvent être divergentes. La négociation a justement pour objectif de réduire la part d’incompréhensions… ».
Vu sous cet angle, le processus de renationalisation d’Eneo rencontre encore des frictions au sommet de l’État. Actis, actionnaire majoritaire, réclame entre 100 milliards et 125 milliards de Fcfa pour céder ses parts, mais des divergences subsistent sur le montant à proposer. D’après des sources, certains responsables à la Présidence de la République estiment que le Cameroun ne devrait pas débourser les 80 milliards de Fcfa proposés par le Comité interministériel piloté par le ministre des Finances Louis Paul Motaze, suite à l’évaluation réalisée par la filiale française du cabinet d’audit KPMG sur la valeur réelle de l’action d’Eneo.
Cet imbroglio persiste et signe donc sous le ciel de Yaoundé, dans un contexte où plusieurs acteurs locaux souhaitent se lancer à la course. Des sources proches du dossier dévoilent l’intérêt très poussé de la Caisse de dépôts et consignations du Cameroun. Face à la réclamation d’un versement de plus de 44 milliards de FCFA à Eneo, au titre des cautionnements versés par les usagers sur les consommations d’énergie électrique. La CDEC propose de s’asseoir pour trouver des solutions intelligentes qui vont d’un échelonnement du remboursement à l’entrée dans le capital. Plus près, la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale ambitionne se met en pole position.
Dans un article publié le 24 mars 2023, Africa Business révélait que la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) du Cameroun, établissement public dirigé par Alain Noël Olivier Mekulu Mvondo Akame, avait transmis une expression d’intérêt le 13 novembre 2022 au fonds britannique Actis pour l’acquisition de ses parts (51%) dans Energy of Cameroon (Eneo). La Cnps étant en tête de file pour le rachat, l’on avait également appris que la Société nationale des hydrocarbures (SNH), une autre entreprise à capitaux publics était à l’époque des faits, l’autre membre du groupement candidat à la reprise d’Eneo.
Quant au volet financier, Financia Capital, créée par Serge Yanic Nana, se disait également positionné pour agir comme banque d’affaires chargée de la structuration du deal pour le compte du fonds d’investissement d’Actis. D’autant plus que ce cabinet avait déjà monté, courant décembre 2021, l’opération ayant conduit à lever 118 milliards de FCFA sur le marché monétaire afin d’apurer partiellement de la dette de l’énergéticien et de payer ses fournisseurs.